Plus la Chine croît et plus elle se heurte à la superpuissance américaine. Les contentieux se multiplient : stratégiques, militaires, économiques, monétaires ou politiques. Julien Wagner décrypte les postures et enjeux de cette rivalité à travers trois évènements récents : le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), les escarmouches sino-philippines en mer de Chine et l’affaire Chen Guang- Cheng.
[image:1,l,g]
L’OCS, ou comment contourner les Etats-Unis en Asie centrale
Il y a onze ans, la Chine et la Russie initiaient la création de l’OCS, émanation du Groupe des cinq (ou groupe de Shanghaï) crée en 1996. Composée de la Chine et de la Russie donc, mais aussi du Tadjikistan, du Kirghizstan, du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan. Peut-être bientôt, de l’Iran et de l’Afghanistan. L’OCS, dont le sommet 2012 s’est achevé à Pékin le 7 juin dernier, possède un avantage majeur : les Etats-Unis en sont absents.
Puissance planétaire, Oncle Sam est présent quasiment partout. Comme il « contenait » hier l’URSS (stratégie du containment), il semble aujourd’hui, à travers sa présence militaire, contenir la Chine. Aussi bien à l’est (Japon, Corée du Sud), qu’au sud (Philippines, Vietnam, Australie) ou à l’ouest (Afghanistan, Ouzbékistan, Kirghizstan).
A l’ouest justement, quelque chose de nouveau : l’OCS. Ce forum de coopération économique et militaire, s’il a comme objet, pour Pékin, la sécurisation de l’approvisionnement en hydrocarbures et le développement des échanges commerciaux avec l’Asie centrale, il a aussi l’avantage stratégique indéniable de ne pas prendre en compte les intérêts américains, et peut-être à terme d’éloigner les pays membres de son influence, desserrant d’autant l’étreinte ressentie.
Des intérêts convergents avec la Russie ?
Sur ce thème, il faut noter que ses intérêts convergent parfaitement avec ceux de Moscou, et peut-être bientôt avec ceux de Téhéran : faire un jour de l’Asie centrale une zone US free, c’est à dire, sans les Américains. Et ce fol espoir ne peut-être qu’entretenu par la perspective de voir les troupes américaines quittées l’Afghanistan en 2014.
Intérêts convergents donc, et non divergents avec les autres membres fondateurs, puisque la Chine, culturellement et historiquement, n’est pas une puissance impériale ou coloniale en dehors de son extérieur proche. Mais pour l’entendre, il faut déjà en connaître son centre. Et celui-ci se situe en Extrême-Orient. Pékin se dit Beijing en mandarin, ce qui signifie la capitale du Nord. Nanjing est donc la capitale du Sud. C’est cet axe qui est le « milieu » de l’Empire. Plus on s’en éloigne, et moins la Chine a d’ambition hégémonique sur le territoire en question. Tibet et Xinjiang (territoires ouïgoures) sont déjà, à l’ouest, cet extérieur proche… et elle les a déjà avalés. Il n’y a donc théoriquement rien à craindre pour les pays membres de l’OCS de la part de la Chine.
La Russie est, elle, moins sereine quant aux intentions de son voisin. Les immenses régions désertiques du grand- Est russe créeront-elles un « appel d’air » face à une Chine surpeuplée et en mal de terres arables ? C’est en tout cas l’hypothèse invoqué par les Européens pour empêcher Moscou de s’allier sans compter avec la Chine…
Mer de Chine ou la stratégie du poulet
Taïwan (évidemment), Vietnam, Japon, Corée du Sud ou Philippines ont un problème tout autre. Ils sont très proches du centre. Et les Etats-Unis, qui les « protègent », sont là face à une toute autre Chine. Pour résumer cette attitude, un épisode jamais confirmé mais devenu mythique de la diplomatie chinoise est très parlant. En 1988, la présidente des Philippines Corazon Aquino se rend à Pékin. Lors d’une discussion sur la souveraineté des îles Spratley avec le président chinois Deng Xiaoping, elle déclare : « Ces îles appartiennent aux Philippines puisqu’elles sont géographiquement plus proches de nous que de la Chine ». Ce à quoi Deng répond : « Géographiquement, les Philippines sont aussi très proches de la Chine ».
Au-delà de l’anecdote, on comprend ici que les revendications de l’Empire du milieu en mer de Chine méridionale sont à la fois très grandes et soutenues par une volonté coercitive très forte. C’est d’ailleurs bien simple, Pékin revendique la quasi-totalité de cette mer et elle est sans doute prête à aller loin pour l’obtenir.
Pour preuve, les évènements d’avril aux îles Scarborough où la Chine et les Philippines ont frôlé le conflit ouvert. Des navires de guerre philippins ont voulu y déloger des pêcheurs chinois venus dans ces eaux poissonneuses a priori hors de leurs eaux territoriales. La réaction fut immédiate : des patrouilles chinoises intervinrent pour leur en empêcher l’accès et protéger ces pêcheurs aventureux. Tout ce beau monde dans un espace aussi restreint et aussi insignifiant avait quelque chose d’incongru. Il fallut pourtant une rude négociation pour éviter un dérapage et que chacun reparte de son côté.
Or un conflit qui dégénèrerait avec les Philippines, c’est un conflit potentiel avec les Etats-Unis (Washington et Manille ont un Traité de Défense mutuelle). D’où de chaque côté, une sorte de stratégie du poulet. Aventureux mais pas téméraire. Dès que le risque menace, on repart vite se cacher, car les conséquences seraient trop grandes. Au grand dam des Philippins, qui souhaiteraient sans doute plus de fermeté de la part de l’allié américain.
Les bisbilles dans cette zone du globe vont croissantes, car plus la Chine gagne en puissance, plus elle affirme ses intentions et plus elle affiche une certaine arrogance. Lors de la Conférence de l’ARF (Forum régional de l’Asean) à Hanoi en juillet 2010, Yang Jiechi, le ministre des Affaires étrangères chinois, apostropha son homologue singapourien en ces termes, « la Chine est un grand pays, tandis que les autres sont tous de petits pays, c’est un fait. » Ambiance…
Impérialisme démocratique contre nationalisme isolationniste : l’affaire Chen
Si les Etats-Unis sont une démocratie impériale, qui voit l’extension de la démocratie et du libre-échange comme à la fois juste et la plupart du temps compatible avec ses intérêts, la Chine fonctionne sur un modèle inverse : la démocratie est pour elle une menace. Ses ambitions stratégiques ne sont pas « mondiales ». Le libre-échange n’est souhaitable qu’avec parcimonie. Elle privilégie les accords économiques bilatéraux aux accords multilatéraux, qui diminuent son pouvoir de négociation. Et l’ingérence dans ses affaires intérieures est vécue comme une attaque odieuse qui ne peut être dénuée d’arrière-pensées. Elle applique d’ailleurs cette logique, aussi bien à elle même qu’aux autres, puisqu’elle est contre toute ingérence en matière de relations internationales (voir le cas Syrien par exemple). Mais cette règle s’atténue évidemment, dès lors que le pays en question est proche du centre (Taïwan, Mongolie par exemple).
Chacune des deux superpuissances est soutenue dans ses constantes culturelles et stratégiques par un sentiment nationaliste puissant. Cela est particulièrement vrai pour la complexe oligarchie chinoise. Le parti communiste, comme tout pouvoir autoritaire, use et parfois abuse des sentiments nationalistes pour asseoir sa légitimité et son emprise. C’est un hydre qu’il peine parfois à maîtriser, dès lors qu’il entre en contradiction avec le pragmatisme nécessaire à toute politique extérieur réaliste.
En ce sens, l’issue de l’affaire Chen Guangcheng est rassurante. Cet avocat assigné à résidence par le pouvoir chinois du fait notamment de son combat contre les avortements forcés induits par la politique de l’enfant unique, s’était évadé, puis réfugié le 22 avril dernier à l’ambassade américaine à Pékin. On a longtemps redouté que l’incident obère fortement les relations entre les deux pays. Les Etats-Unis, et Barack Obama en particulier (année électorale oblige), ne pouvaient livrer le dissident aux Chinois, sans mettre à mal leur image et déconcerter leur opinion publique, attachée aux valeurs démocratiques et à la liberté d’expression. C’eût été un camouflet sans précédent. Pour les Chinois, de même, cette forme d’ingérence ne pouvait rester impunie : afficher de la faiblesse face aux Américains eût été vécue comme une humiliation. Le pire était à craindre…
Pragmatisme et « smart power »
Pourtant, aucune de ces craintes ne se vérifia. En trouvant un accord négocié dans lequel Chen irait vivre aux Etats-Unis, les deux pays ont prouvé leur pragmatisme. Aucun n’était tout à fait satisfait et aucun ne perdait vraiment la face. « La relation vitale avait survécu à un test critique», comme l’énoncera l’hebdomadaire de référence The Economist.
Que pouvons-nous conclure des ces trois évènements différents ? Les nouvelles inflexions de l’administration Obama dans son approche de la Chine (smart power*) porteraient-elles leurs fruits ? L’arrogance et les démonstrations de muscles ne sont-elles pour les dirigeants chinois qu‘une forme de négociation ? Ou existe-t-il finalement une volonté commune de préserver au maximum une relation plus importante qu’aucune autre, malgré toutes les rivalités ? Certainement un peu des trois.
* Lors de son discours d’investiture au département d’Etat américain le 13 janvier 2009, Hillary Clinton évoque l’établissement envers Pékin d’une smart diplomacy (diplomatie intelligente) qui serait une stratégie à la fois d’influence et de fermeté, qui trancherait avec les années de confrontations de l’ère Bush. Un mix entre le soft et le hard power en somme.